Roland Pécout : Max Rouquette et son Vert Paradis

Nous accomplissions un voyage : voyage sur les sentiers du conte, aux franges du rêve et de la réalité. Nous venions avec le profond désir de trouver les sources, dans la terre sèche, écartant les pierres au Pays des Buissons. Nous marchions à travers l'air sec comme une branche, écoutant les silences changeants du pays. Et nous venions d'un grand livre: ce « Vert Paradis », de Max Rouquette, qui nous servait de carte et de clé, ce texte ébloui, désormais classique en occitan, et dont la traduction française nous fournit aujourd'hui une lecture nouvelle.

Le pays du vent

La Couvertoirade-du-Larzac. Les vents et les pluies passent comme des invasions barbares au dessus des murs de défense. Quelques arbres grincent très fort, devant le porche béant de la commanderie templière. Au hasard des ruelles, une ombre furtive passe derrière une fenêtre, un chien nous suit, ou un paquet de pluie nous pousse vers quelque porche. Des arcades soutiennent des parabandes, et, dans certaines rues, chaque maison a son escalier, comme un château miniature. La petite église domine les toits. Dedans, des croix discoïdales et la croix templière sur les clés de voûte. Si on tend bien l'oreille, de très anciennes rumeurs viennent mourir à la surface du présent. Une plaque de bronze avertit les passants :
« Bonas gens que per aici passatz,
pregatz Dieu per los trespassats ».

La cité est fermement appuyée sur le roc, mais sa solidité ni ses remparts ne l'ont protégée d'un demi abandon. Nous remontons vers des racines de paysage, des itinéraires d'histoire, vers le départ de lentes migrations familiales. Max Rouquette nous montre, sur une façade Renaissance en retrait, un blason de pierre qu'aucune érosion n'a entamée : “ Les Rouquette sont partis d'ici il y a des siècles. Pour les gens du causse, les terres d'en bas, c'était l'Eldorado ou Canaan. Une branche de nos ancêtres s'appelait les de Grailhes. C'est leur maison. J'aime leur blason, qui symbolise toute quête... ”. Sur le bas relief de l'écu, un dragon incarne les forces profondes de la terre, le chaos engrossé par la vie. De son corps monte un grand arbre qui traverse les éléments, les états et les étages de l'Être. Enfin, la cime de feuillage s'encadre de deux corneilles affrontées (en occitan : deux « grailhes »), bêtes ambiguës, à la fois sombres et légères, résumant la liberté de l'oiseau... Plus loin, en s'accrochant au lierre, on voit, par delà les murs, l'immensité qui vous saute à la figure et vous remplit d'un bourdonnement, comme la mer. Le Larzac nu, la réserve du silence, bat tout autour de l'île. Désert de rochers blancs et d'herbe, sévérité et douceur du monde premier. C'est là que se passe, dans le livre, la nouvelle « Le hautbois de neige ». Imaginez une toundra blanche à perte de vue ; Maître Albareda, sorcier naïf de la musique, a fait danser le diable à La Couvertoirade ; il s'en va à cheval vers « la blonde chevelure aimée » et ce désir le soutient dans la tourmente, tandis que le suivent les loups et la malédiction...

Puis, nous allons à Grailhes, le domaine qu'autrefois les de Grailhes ont habité. Il est perdu au bout d'un sentier goudronné qui n'est pas sur les cartes. L'ancienne chaussée est bordée d'arbres. Une tour carrée avec son oeil de boeuf et une tour ronde clouent du sol au ciel un réseau de bâtiments aux tuiles rouges, fermés, silencieux. La lavogne s'est verdie d'eau de pluie. La bergerie est vide et le troupeau absent ; les voûtes sont noires ; au dessus, la charpente a brûlé, par ses déchirures béantes on voit courir très vite les nuages ; ça donne un petit vertige et il faut s'appuyer aux murs lustrés par mille mains de bergers. Le seul bruit est celui d'une girouette figurant un chasseur de lièvre qui grince dans le vent et le chant des alouettes. Dans cette solitude des Causses, les premières violettes annoncent le printemps, comme dans la grisaille de La Couvertoirade, les perce neige blanches sortaient des jardins noirs comme une joie immuable.

Ces hauts plateaux où fleurit la rose des vents, cette hyperborée de l'enfance, cette ultima thulé, est présente dans l'oeuvre de Rouquette, très peu directement, mais presque toujours comme un arrière monde de mystère, comme l'Autre Terre où nomadisent les hommes, les bêtes et les songes :
« ... Un pays inconnu, entrevu dans le récit des bergers qui, l'été, y menaient leurs troupeaux, et dans l'allure grave, étrange, des vendangeurs qui en descendaient au mois de septembre, vêtus de pantalons de velours, coiffés de grands chapeaux noirs et laissant dans leur sillage un parfum de fourrage, de lait et de grand vent. Récits de chasse, d'affût au loup, noms sauvages, tout donnait à ce pays je ne sais quelle aura de légende. De l'enfant c'est là la patrie, le pays qu'il n'a jamais vu ». (Vert Paradis, Le secret de l'herbe).

Ainsi sont nommées, explorées, mises en correspondance, les directions de l'espace où les éléments naturels et les mouvements du psychisme s'interpénètrent subtilement : le Pays du Vent, le Pays de la Pluie, le Territoire des Jardins, le Monde Sauvage. Ces pays sont mis en scène. En faire la géographie serait une réduction, en nommer les bornes, une grossièreté. Si le Pays du Vent, ce sont les Causses et les Cévennes, et celui de la Pluie, la Méditerranée, ils sont en même temps le lieu de la naissance de tout vent et de toute pluie, partout au fond du monde comme au fond de l'imaginaire. Rien de plus déterritorialisé, de moins naturaliste, de moins régionaliste, de plus universel enfin que ce livre venu d'une terre charnelle. Il porte en lui autant de lectures concentriques que de lecteurs. Et, dans un futur lointain, un voyageur de l'espace, revenant d'une autre galaxie, sentirait une émotion aussi grande que la mienne ou que la vôtre en découvrant ce chant d'amour à la planète Terre :
« ... Ici, à entendre le chant des oiseaux, il avait l'impression d'une musique issue, montée et jaillie de sa propre chair. Il se prit à aimer la chose créée. Peu à peu, la porte du jardin sacré se dorait sous les hautes et très lourdes branches noires. La pierre du seuil était fraîche, l'ange s'asseyait. Devant lui, dans la lumière frisante de la montagne, le monde prenait l'aspect d'un jeune désert ».

Les ruines dans le soleil, ou « l'aube ne dissout pas les fantômes »

Gardies est au coeur des garrigues montpelliéraines, entre les gorges de l'Hérault, les collines et les vignes. Le moutonnement des forêts de chênes verts se troue de clairières où d'anciens jardins achèvent de retourner à la friche. Des murets s'éboulent, siècle à siècle. Parfois, la végétation se concentre en d'impénétrables maquis, en broussailles de rabissanes et de salsepareilles où le tunnel d'un chemin va se perdre. Des mûriers relatent la prospérité passée des vers à soie ; ils ressemblent à des sentinelles boursouflées et mortes. Les cades sentent bon et se mêlent au térébinthe, qui perd ses feuilles en hiver, et à son faux jumeau le lentisque, qui les garde. Les oliviers se sont ensauvagis. L'herbe verte des talus, au milieu de la sécheresse, annonce l'efflorescence de l'eau, et la nappe souterraine remonte par un laquet construit en pierres et par quelques puits demi comblés. La terre est de plus en plus jonchée de débris de pots vernissés. D'immenses rouvres abritent les oiseaux, des micocouliers font une ombre inutile ; le chemin se finit en aire pavée où, autrefois, on battait le grain des moissons. Et, devant nous, émergeant de la végétation, les ruines de Gardies sont un squelette de hameau, une ruche morte peuplée de fourmis. Les constructions plus ou moins délabrées, les bâtiments plus ou moins éventrés par les sureaux, s'ordonnent en un savant labyrinthe. Sous les grandes voûtes de pierres sèches, il fait une fraîcheur de remise. Là, on faisait le vin ; là, on cuisait le pain ; là, on gardait les bêtes. Dans ce domaine autarcique, au début du siècle, cinquante hommes, femmes et enfants s'activaient encore. Quelques carreaux verts de Saint Jean de Fos finissent de s'écailler en bas d'un mur, dans ce qui était autrefois l'ombre bonne des cuisines. Il ne reste plus d'entière que la maison de maître un beau bâtiment du XVIIIe siècle, avec quatre rangs de gênoises, des fenêtres élégantes et un crépi incisé avec un mélange de maladresse et de noblesse, décoré d'un cadran solaire qui ne sait plus marquer le temps et que le temps a dévoré. Dans un bouquet d'arbres, sur l'esplanade d'herbe, un affût pour la chasse, « una espera », est entouré de branches coupées et encombré de cartouches vides. Et, derrière, un chemin de pierre triomphal va se perdre dans la forêt.

Gardies n'est pas simplement beau ou émouvant. Quand on l'a vu à la lumière de l'oeuvre de Max Rouquette, c'est le prototype de toute ruine, le chemin du temps qui court et ne s'arrête pas; c'est la saisie de la transformation en désert d'un pays, la lecture de la croissance de l'entropie. Aucune nostalgie, aucun regret, aucun arcadisme. Simplement, l'écrivain et l'écriture prennent la mesure, ici, du périssable, se ressourcent dans l'impermanence sous les spectres de pierre de l'éternité. Tout ce que l'homme bâtit est frappé de cette insignifiance, et cette « dissolution » de Gardies, cette figure de craie après la fin de l'homme, on sent qu'elle est présente comme une prophétie dans bien des textes du livre, qu'elle hante par avance toute entreprise sociale, qu'elle éclaire de son reflet aussi bien la page splendide du « château de Don Quichotte » que Cendre Morte et autres Récits de la Maison des Exclus, que le Champ de Sauvaire ou que les Textes des Sources. Car il y a, discrètes, les sources; toujours vivante quand sont morts ceux qui la canalisaient, cette sève de l'eau est prête à toutes les naissances, à tous les recommencements. Un jour... Un peu d'espoir pour « moraliser » l'oeuvre ? Non. Max Rouquette n'est pas un moraliste de l'espoir. Dans toute sécheresse, il y a, quelque part, des sources. Elles sont consubstantielles au désert. Ça n'est pas de la littérature. C'est tout simplement comme ça.

Le renard dans le bassin

On entre dans ce « Vert Paradis » comme dans l'arbre creux des contes, porte secrète de l'intimité En bas des ruines de Gardies, le grand bassin des jardiniers, bordé de plates bandes de buis, recueillait l'eau de toutes les toitures par des canalisations d'argile. C'est une grande ruine de fosse maçonnée, aux dalles disjointes, envahie par les herbes folles et semée de gravats. Là, se déroula et se déroule répétitivement, sans fin, un grand drame. « Le Renard dans le Bassin » ( “La mandra dins lo pesquièr ”) raconte la lente agonie de la bête qui s'est égarée hors de son territoire. Elle est tombée prisonnière du bassin vide. Alors, viennent les journées brûlantes et sans ombre, les nuits sans eau où la fièvre remplace le sommeil et où l'envahit « le désir de l'orage », vient la peur, les halètements, la douleur, puis les derniers réflexes de survie flanchent comme autant de mécaniques ; et, en fond (au centre aussi, comme le canon d'un fusil, comme la brillance d'une arme), anti espoir, affolement distillé qui apprivoise, qui dompte la chair vivante, il y a le regard de deux oiseaux charognards attendant l'heure de la faiblesse extrême pour planter leurs serres et leur bec. J'avais vu, un peu auparavant, une exposition de photos polonaises. Un instantané, pris pendant la révolte du ghetto de Varsovie, m'avait fasciné, branché sur son énergie immense de vie et de mort. Un jeune juif polonais, son fusil tombé à ses pieds, est tiré d'un trou par deux soldats allemands ; il regarde droit devant lui et ses yeux étaient deux puits où je manquai de me noyer. Quand j'ai (re)lu « Le Renard dans le Bassin », j'ai songé au jeune homme du Ghetto. Cet instant pathétique et fraternel, au delà de la rage et du combat, cet instant où l'envie de vivre la plus intense se confond avec une absolue indifférence vis à vis de la mort, il est saisi dans le texte de Max Rouquette. Comme il est saisi, d'une autre façon, dans « La mort de Costasolana » qui commence le livre, ou dans la fin du sanglier blessé, ou dans le très beau « Tombeau de Jean Henri Fabre », lutte à mort, au désert de Nevada, entre la guêpe pepsis et l'araignée tarentule. Et, pourtant, ces pages ne sont pas des fables ou des métaphores. Le renard agonisant n'est qu'un renard. C'est tout. Et c'est Tout. Il est si profondément, par l'écriture, « investi » que, vivant son drame, vous vivez tout drame. Comme disaient les alchimistes du moyen âge: quand on est profondément quelque chose, on est toute chose. Une herbe, même, ou un reflet, peuvent condenser l'univers.
“ Au bord du fossé, les graminées tremblaient, longues herbes sauvages et vigoureuses, aussi drues que le blé, ne demandant qu'à vivre leur vie d'humilité, dans leur coin, au soleil. Nous les piétinions, nous les foulions, et, couchés sur le dos, nous tranchions avec la bouche leurs tiges amères. Et c'était pourtant comme une caresse ”.
C'est ainsi que fonctionnent la plupart des textes de « Vert Paradis » : ils n'ont pas besoin de situations grandiloquentes, écrits dans un style ample, limpide, rythmé; ils disent la magie de l'évidence, la portée universelle de l'ordinaire. Ils sont le fait d'un écrivain, et ce mot galvaudé reprend ici toute sa signification : l'écrivain est celui qui fait du travail de l'écriture une initiation qui, par l'écriture, va du monde au monde.
L'écrivain est un chaman du quotidien des choses, et l'on devient la vie tout entière en étant le perdreau « à la gorge couleur de silex » qui cherche le grain sur les chemins de poussière blanche, et en étant le chasseur patient qui l'attend dans son affût, en étant le crapaud torturé par les gamins « dont les yeux auraient bu toute la pitié du monde », en étant les fleurs enivrées d'abeilles et les abeilles enivrées de fleurs... Le lecteur sent vivre la toute jeune prostituée d'Arles, vêtue de blanc comme pour des noces qui, dans « Le Spectre de la Lune pleine », va s'offrir aux gardians perdus d'un mas de Camargue, et il sent vivre ces gardians endimanchés qui attendent leur nuit d'amour de mois en mois, et il entre dans les « Songes capturés » comme dans un pays fragile, et il devient un instant l'enfant qui sait tout parce qu'il veut tout découvrir, l'enfant qui capte les secrets de l'herbe et qui, une nuit, comprend tous les secrets des hommes en suivant pour chemin les reflets de la lune sur les choses et dans les miroirs...

Un aphorisme zen dit : “ D'abord il y a les montagnes et les rivières, puis les montagnes ne sont plus des montagnes ni les rivières des rivières ; enfin, les montagnes sont à nouveau des montagnes, et les rivières des rivières ”. Oui. La vie banale des villages des garrigues, la vie banale tout court, on peut, bien sûr, banalement, la raconter. Mais on ajoute du gris au gris. C'est le « roman réaliste » ou la littérature de souspréfecture. Un bon écrivain, lui, « romance» ou parle d'autre chose. En tout cas, il ajoute des oripeaux à la banalité. C'est la littérature de littérateurs, celle des salons ou celle dont nous entretiennent les médias. C'est l'honnête et médiocre tout venant des Lettres (qui peut toutefois obtenir le Goncourt). Et puis, il y a un troisième stade. C'est « l'entrée dans le monde » derrière les simples apparences, c'est la fusion avec la réalité au delà des jugements de valeur, des modes ou des déguisements littéraires. C'est la rencontre avec l'infini mystère du quotidien. A ce niveau supérieur, “ les montagnes sont redevenues des montagnes et les rivières, des rivières ”. Le biologiste Henri Laborit écrit que « notre devoir d'homme est simple, au fond, il consiste à oublier notre force pour utiliser notre imagination ». Et Max Rouquette le dit aussi avec une image: « la réalité est dans la réalité comme dans le noyau il y a l'amande ».

« Le centre du monde est sous chacun de nos pas...»

Nous voilà arrivés à la fin d'un périple où la géographie et l'imaginaire se confondent. Nous sommes dans le village d'Argeliers où Max Rouquette a passé une enfance qui est la source profonde de son oeuvre. Les petites rues aux maisons belles et lépreuses, patinées par les générations passées ou réparées de neuf, l'église romane avec ses bandes lombardes et ses graffiti gravés au couteau par les gamins de l'école, la « Casa di Dante » avec sa croix de chaux blanche au dessus de la porte, la maison des Rouquette où le vin dort sous la voûte des caves, les terrasses avec des comportes pleines de fleurs et les chiens errants suivant de loin le troupeau de moutons, disent la vie encore active d'un village viticole. Le boulevard du “ tour de ville ” est bordé de talus surmontant les jardins : (là, le mûrier tutélaire ; là, le figuier où s'est pendu Caçola ; là, celui où les enfants pendirent le chien du vagabond ; là, les souvenirs de cruauté et de joie mêlés dans le labyrinthe de « la bonté de la nuit »). De là, on voit bien la plaine cultivée, pleine de ceps noirs sur la terre rousse ; puis le grand océan des garrigues où les charbonniers ne travaillent plus et que sillonnent les sangliers. Au delà, le pic Saint Loup est une borne et un vieux totem et son sommet est bleu presque autant que le ciel.
« Ce lieu est un amiradou », dit Max Rouquette. « De là, on voit tout le pays. C'est comme un affût établi pour la chasse et de ce grand affût, au lieu de saisir les oiseaux, on peut saisir le monde. On surnomme les gens d'Argeliers « los Badaïres », les badauds. Il y a là un peu de vérité; quand on a connu, petit, cette ouverture du regard, on ne l'oublie plus ».
Max Rouquette est né ici en 1908, dans une famille de propriétaires vignerons. « Avec mon père, enfant, j'allais au jardin sur la mule, fier comme Sancho Pança. Je rêvais. Et de là, tout est sorti... ». Son enfance l'ouvre à la connaissance profonde de la nature, du milieu humain des villages et à une tradition orale d'Oc dont la force d'expression et le sens du mythe nourriront son écriture. Un de ses arrière grands pères avait été médecin. Comme lui, il fait sa médecine à Montpellier. Entretemps, était née sa vocation d'écrivain. Au lycée, il était le meilleur de la classe en français et se plaisait à écrire. Cette vie qui l'entourait et qu'il avait en lui, il voulait la rendre par la plume. Mais la langue directe, l'occitan, et la langue des études ne faisaient pas bon ménage. Un jour, son père, dans une promenade, lui dit une strophe de Mirèio de Mistral. Et, à travers la poésie des mots quotidiens élevés au rang de poème, il comprend qu'il a trouvé son outil. Dès lors, il lit beaucoup et n'arrêtera pas de fréquenter les grands textes d'une « bibliothèque idéale » dont les axes sont Shakespeare, Cervantès, les tragiques grecs, les dramaturges irlandais, les poètes espagnols, Rilke, Essenine, Mistral, Malraux, Faulkner, Nelli, André Breton... Ayant rencontré Dezeuze « l'Escoutaïre » à Montpellier, puis J. S. Pons et le mouvement littéraire occitan de son temps, il mène de pair sa carrière médicale et son oeuvre littéraire : les proses de « Vert Paradis » (dont deux volumes encore à paraître), des poèmes, des pièces de théâtre, des articles, un journal. C'est un des fondateurs de l'I.E.O à la Libération, un des animateurs de la revue OC (qu'il dirige aujourd'hui), et du Pen Club de langue d'Oc, qu'il représente un peu partout dans le monde, liant des amitiés avec des écrivains de tous pays. Par ses écrits et son action, il est un de ceux qui fondent en dignité la culture occitane moderne. Malgré le tirage confidentiel des oeuvres en oc, la mauvaise diffusion chronique, le silence des médias, sa prose nourrit tous ceux pour qui l'occitan est autre chose qu'une musique nostalgique ou qu'une poignée de slogans. Il est au delà des modes et des chapelles, se défie des particularismes, qu'ils soient de clocher, de groupuscule, d'école littéraire ou de clan. C'est qu'il a une très haute idée de la fonction de l'écrivain et de la fonction de l'écriture. Fin 1980, la publication en francais de « Vert Paradis », par une nouvelle maison d'édition « Le Chemin Vert », est un événement littéraire. Ceux qui lisent (et même certains qui lisent peu), et qui avaient jusque là l'alibi de « la barrière de la langue », fût ce en Occitanie même, découvrent que Max Rouquette est l'un des plus grands écrivains de ce siècle. Non seulement, un des plus grands de ceux qui ont écrit dans sa langue, avec Joseph d'Arbaud ou Joan Boudou, mais l'égal des Faulkner, des Joyce, des Tournier, des Buzzati... Le traducteur, Alem Surre Garcia, écrivain d'Oc, a travaillé en équipe et en liaison avec l'auteur: « Il fallait rendre compte des variations de ton entre les textes, et en même temps, conserver une unité ; on a évité surtout la fausse couleur locale ; on a traduit ce texte avec autant d'exigence de clarté et de fidélité que si c'était du hongrois ou de l'anglais... Ma compagne, Françoise Meyruels, est comédienne ; elle disait, à mesure, le texte traduit et on se le « mettait en bouche » pour juger de son effet... ».

J'en connais qui sont allés au fond de l'Orient chercher la réalité des choses, chercher le fin mot ou le sens du silence. Par cet utile détour, ils ont compris la parabole des « montagnes et des rivières » et découvert ce qu'avant eux avait trouvé Keyserling : “ l'Orient est en nous. Il y a un Orient intérieur que connaissent bien le poète, l'enfant et la femme, et qui est l'autre nom d'une disponibilité, d'une puissance d'être et d'imaginer ”. Je crois que l'on ne peut qu'être convaincu de la vérité de cette pensée, après avoir lu « Vert Paradis » ; nul mieux que Max Rouquette n'a exprimé le profond Orient du monde...

Roland Pécout, in Connaissance du Pays d'Oc, 1981