Regards sur l'œuvre

La force souterraine du chant occitan
par Philippe-Jean Catinchi (Le Monde des livres)

Sans doute le laboratoire où s’inventent les enchantements doit-il rester secret. Magicien du verbe, Max Rouquette le sait qui ne dévoile pas Argelliers, pays de vignes et de chênes verts, village perché au-dessus des garrigues languedociennes comme une sentinelle moins hautaine que solitaire. Guetteur sans impatience, témoin du temps de tous les commencements, le poète-sourcier y a repéré l’endroit unique où convergent le temps et l'espace, cadre somptueux du « jeu » de la création, au sens médiéval du mot. Ce « vert paradis » où s'inscrit le sentiment de la perte originelle, blessure nécessaire pour porter le drame universel, ne réclame ni carte, ni boussole : le seul guide qui vaille pour en pénétrer les arcanes profonds, c’est le langage, cet univers de mots que traversent silhouettes et paysages comme des visions fugitives d’une éternité menacée. Le théatre de l’origine risque de s’abîmer dans un quotidien qui masque les évidences, brouille les priorités, égare les consciences pour ne laisser à l’homme qu’un univers étriqué où la mesquinerie le dispute au grotesque.

Pour préserver du pittoresque un monde de magie secrète, il n’est qu’un rempart : l’écriture. Celle de Max Rouquette est sèche comme la terre héraultaise, capiteuse comme ses plantes, limpide comme ses sources, mystérieuse comme l’ombre trop profonde du figuier, ce creuset où se fondent en un alliage inconnu les éclats bibliques et les fragments d’autres mythologies. Comme il se doit, si l’on en croit toutes les cosmogonies rapportées, cette écriture de l’essence naît d’un chant. Du vertige d’une voix qui s’élève, d’une langue qui résonne dans l’immensité de l’univers. Entendons-nous : la musique de Max Rouquette ne doit rien à ces orchestrations symphoniques qui ne préservent du mystère des lieux et des fables exemplaires qui s’y incarnent, que l’éclat d’une séduction toute démonstrative. On penserait davantage à la transmission d'une écoute fidèle du monde des pierres et des plantes et où l’animal (parfois humain) n’est qu'un soliste occasionel, à la capture miraculeuse d’un rythme qui ne doit rien au temps des hommes, mais serait celui de la respiration du grand théâtre du monde.

La partition de Rouquette tient de la musique de chambre la plus secrète. Ici le ton ne se départit jamais d’une sobriété et d’une économie d’écriture qui sertissent la saveur de chaque mot comme autant de joyaux incomparables. Cette alchimie réservée doit beaucoup au génie de la langue occitane, celle qui fit naître la première grande littérature occidentale moderne à l’aube du XIIe siècle. Face à l’affirmation du français, sa difficile transmission dans le registre savant rajoute à la confidentialité des odes et des hymnes que compose Max Rouquette en héritier singulier des aèdes antiques. Cette noble discrétion traduit la force souterraine de ce chant, témoin d’une culture entravée, d’un idiome qu’on a cru sacrifié sans appel et qui déjoue les ténèbres de l’oubli, résurgence miraculeuse d’un occitan terra incognita des explorateurs frileux de la littérature contemporaine. Lire Rouquette, c’est retrouver intacte la force des émotions inoubliables, entrevoir le grâce évanouie d’une communion cosmique dont l’homme est à jamais inconsolé. Un philtre de vie sans remède.


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